Interview des co-directeurs

1. Vous avez tous deux grandi dans des lieux où les communautés juive et musulmane se côtoyaient mais se fréquentaient généralement peu.

Benjamin Stora : j’ai grandi à Constantine, dans le quartier juif. À cette époque, les juifs en Algérie se sentaient majoritairement Français, mais leurs liens avec les communautés musulmanes restaient réels au quotidien, d’ailleurs nous partagions la même langue pour le quotidien : la langue arabe. Ensuite il y a eu le départ des juifs d’Algérie : un autre exil après la fracture qu’avait introduite le décret Crémieux. J’ai longtemps travaillé sur l’histoire du Maghreb et sur l’Algérie en particulier, et plus récemment je me suis intéressé à la question de la mémoire des juifs d’Algérie : c’est une composante essentielle de ma mémoire et de la mémoire de l’Algérie. Et pour éclairer ce rapport à la mémoire, le travail de l’historien est nécessaire car il replace les évènements dans leur contexte, il les relie les uns aux autres. Entreprendre ce travail aujourd’hui avait du sens pour moi car il s’agissait de faire travailler ensemble des historiens européens, américains, mais aussi arabes et juifs. Et c’est seulement dans cette dimension collective que cette histoire des relations entre juifs et musulmans pouvait s’écrire.

Abdelwahab Meddeb : A Tunis, pendant mon enfance, dans les années 1950, Tunis continuait d’être une ville juive ; la présence des juifs a fait partie de mon histoire ; j’ai eu dans mon cursus scolaire beaucoup de maîtres juifs, dans presque toutes les matières, l’histoire, la géographie, les lettres françaises, anglaises, les mathématiques, la physique, les sciences naturelles, tous se considéraient nos concitoyens, nos aînés, ils nous aidaient à entrer dans le monde moderne en tant que Tunisiens. C’est donc, à partir de cette réalité biographique, que j’ai décidé d’entrer dans ce projet. Car aujourd’hui les Juifs ont pour ainsi dire disparu de la réalité arabe, maghrébine, tunisienne, il importait de revenir à l’histoire pour rappeler les convivances antérieures et de convoquer le juif réel qui fut là, appartenant à la même cité ; avec l’absence du juif réel, c’est le juif imaginaire qui est advenu, et celui-ci n’est qu’un fantasme, il faillait revenir à la mémoire pour substituer au fantasme le forme du souvenir, et à partir de là, l’histoire pouvait s’écrire.

2. Ce projet a connu une gestation de plus de cinq années, au cours desquelles le Moyen-Orient a connu des mutations et des conflits tout à fait majeurs. L’actualité a-t-elle pesé sur votre choix d’inclure des articles sur tel ou tel sujet ?

Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb : L’histoire des relations entre juifs et musulmans est d’emblée complexe. Pourtant l’entreprise éditoriale a visé à la resituer dans la longue durée pour ne pas se laisser absorber par des lectures dépendantes uniquement de l’actualité immédiate.

En un temps où cette relation se porte mal, très mal, il est hors de question de dissimuler les oppositions religieuses mais aussi celles qui se manifestent dans l’histoire politique et sociale.

Même à l’époque médiévale, où la convergence dans la civilisation a pu être apaisante, la reconnaissance relative que procure le statut juridique de « protégé » (dhimmi) n’a pas toujours suspendu chez le musulman un anti-judaïsme qui a recours à la conversion forcée ou à l’anéantissement par l’épée. Cette inimitié a muté avec la montée de l’hégémonie occidentale qui finira par asservir les territoires d’islam. Une autre forme d’ambivalence s’installera au temps du colonialisme et de l’impérialisme. C’est au cœur de cette scène tragique que nous situons l’Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours.

Mais nous avons tenu à rendre possible cette histoire distancée, équilibrée, apaisée, qui semblait de prime abord impossible. Car cette histoire n’a pas enregistré les seuls conflits. Elle a aussi connu des moments de convivance et des moments de grande fécondité du point de vue des échanges intellectuels, culturels et artistiques.

3. Pouvez-vous nous donner des exemples des préjugés que cet ouvrage entend remettre en question ?

Benjamin Stora : Le premier préjugé qui est d’emblée déconstruit, dès les premières articles de cette Histoire, est celui qui consiste à penser que les musulmans auraient été d’emblée hostiles envers les juifs. Mais il n’en est rien : des spécialistes comme Mark R. Cohen ont bien montré que l’attitude du Prophète de l’islam envers les juifs a répondu également à une politique pragmatique et non à des éléments idéologiques.

A l’inverse, longtemps a prévalu l’idée d’un âge d’or andalou durant lequel les deux communautés auraient vécu en parfaite harmonie : mais là encore l’historien doit avoir le courage d’effectuer un retour critique sur ses sources. Cet ouvrage qui n’occulte ni les malheurs ni les heures fastes, a donc pour humble ambition de rendre accessible le résultat des recherches contemporaines afin de proposer une mémoire commune aux uns et aux autres, un outil qui facilitera les rencontres et les concertations.

4. Comment envisagez-vous l’avenir des relations entre juifs et musulmans ?

Abdelwahab Meddeb : Ce projet chez Albin Michel j’ai accepté de le diriger parce que je crois à la possibilité d’une réconciliation future, mais dans l’irréconciliable toujours. Car il n’est pas de réconciliation qui ne maintienne une part d’irréconciliable. C’est une longue histoire qui a de l’irréconciliable, de part et d’autre, et le compromis auquel on arriverait pour qu’il y a ait une reconnaissance des deux entités maintiendra la part de l’irréconciliable.

Je crois à une réconciliation future et j’ai accepté de mener ce travail parce que j’estime que son effet sera prospectif : pour travailler à un moment de temps meilleur où tout le monde retrouverait raison. Sans occulter les négativités et les abominations, ce livre fait le point sur une histoire complexe. La relation entre juifs et musulmans est complexe : elle a connu le meilleur elle a connu le pire, mais il me paraît très important de rappeler au moins cette ambiguïté et de montrer que ce répertoire n’est pas à sens unique. Et que dans cette espère de haine réciproque qui est installée en ce moment entre les deux communautés, il y a une vision escamotée des choses.

 

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